– SAMEDI 18 MARS À 16 H, À LA MAISON DUI PARC (11800 RUSTIQUES) : « EXPLICATION DE TEXTE » PAR YVES LE PESTIPON : Deux poèmes passe-frontières : Langue inconnue de Marc Papillon de Lasphrise et Grand combat de Henri Michaux
Les poètes parfois attaquent et jouent aux frontières des langues. Ils inventent nouveaux verbes, nouveaux noms. Ils s’ébattent en langage inconnu. Loin de défendre académiquement l’existant, ou même de l’illustrer, ils le subvertissent. Papillon de Lasphrise et Henri Michaux ont apparemment eu tout pour ne pas se rencontrer. Ils ont vécu à trois siècles d’écart. Leurs vies, leurs croyances, leurs environnements littéraires étaient tout à fait différents. Quasi rien de commun, sinon peut-être une certaine barbarie, entre le belge post-surréaliste du XXᵉ siècle et le capitaine aventurier, du temps des Guerres de religion. Pourtant le « Sonnet en langue inconnue » de l’un semble appeler « Le Grand Combat » de l’autre. On est chaque fois sur une ligne de front de la langue. Les mots sont des gueules cassées.
À nous de passer les frontières qu’a créées l’enseignement historique de la littérature, et d’oser lire ces deux poèmes un même jour en un même lieu, à la lumière des Lucioles.
Pourquoi ne pas aussi tenter quelques textes-frontières, qui seront peut-être des poèmes, ou pas, des choses chocs entre limites et passages, là où ça fait expérience. Je m’y essaierai. (Yves LE PESTIPON)
MARC PAPILLON DE LASPHRISE
« Connaissez-vous le capitaine Lasphrise ? Non ? Messire Marc de Papillon, cadet de Vauberault “combattant, composant au milieu des alarmes” ? Non ? Un paladin du XVIe siècle et qui, sous Henri III, bouta le Huguenot à travers Touraine, Angoumois, Saintonge, Poitou, Normandie, Dauphiné, Gascogne, grand bonhomme de guerre et grand caresseur de filles».
Ces lignes ne sont ni de Pierre Louÿs ni de Pascal Pia, sous la plume desquels on aurait naturellement pu penser les trouver, mais, plus inattendu, du poète belge Norge. Inattendu ? Pas tant que ça, à bien y réfléchir, si l’on précise qu’elles sont extraites d’un recueil intitulé La langue verte. Or, ce qui frappe dans l’œuvre de Marc Papillon de Lasphrise, et ses Énigmes en sont l’une des incarnations les plus truculentes, c’est la verdeur luxuriante de son style. Et comment s’en étonner chez un poète lyrique et gaillard qui s’est placé sous le double patronage de François Rabelais et de Pierre de Ronsard, ses aînés et compatriotes. A croire que ce terroir ligérien fut — en un siècle où l’Académie n’avait pas encore imposé ses quarante cerbères à la gloire rien moins qu’immortelle, comme gardiens du bon parler françoys — le terreau d’une langue à la liberté foisonnante et jubilatoire.
Marc de Papillon est né aux alentours de 1555, non loin d’Amboise dans le petit fief familial de Lasphrise, dont il prendra le nom. Il tente l’aventure militaire et ses faits d’armes lui valent le titre de Capitaine. Il passe sa vie à guerroyer sur les champs de Mars et de Vénus, multiplant les conquêtes militaires et amoureuses.
La vieillesse précoce du Capitaine Lasphrise est plutôt triste. Désabusé et sans ressources, il s’adresse plusieurs fois au «bon roi» Henri pour réclamer le loyer de ses vingt années de fidèle et loyal service. Rien n’y fait. Vécut-il après 1600 ? On l’ignore et il est permis d’en douter. Au reste, serions-nous plus avancés de savoir où et quand est mort Villon ?
SONNET EN LANGUE INCONNUE, Marc Papillon de Lasphrise
Cerdis
Zerom deronty toulpinye,
Pursis harlins linor orifieux,
Tictic falo mien estolieux,
Leulfiditous lafar relonglotye.
Gerefeluz tourdom redassinye ;
Ervidion tecar doludrieux,
Gesdoliou nerset bacincieux,
Arias destol osart lurafinie.
Tast derurly tast qu’ent derontrian,
Tast deportul tast fal minadian,
Tast tast causus renula dulpissoistre
Ladimirail reledra furvioux,
C’est mon secret, ma
Mignonne aux yeux doux,
Qu’autre que toy ne sçauroit reconnoistre.
HENRI MICHAUX
Né à Namur (Belgique) en 1899 et mort à Paris en 1984, Henri Michaux est un poète belge naturalisé français.
En 1919, il abandonne des études de médecine pour devenir matelot, et exerce par la suite divers métiers. Il découvre alors l’œuvre de Lautréamont qui l’incite à écrire.
Il s’installe en 1924 à Paris et publie Qui je fus. Il fait alors de nombreux voyages : en Asie, en Amérique du Sud. Au cours d’un périple en Inde, il découvre les effets de la magie, qu’il assimile au processus de la création littéraire. La littérature n’est pas pour Michaux une représentation de ses fantasmes ou un simple divertissement, mais une véritable expérience vécue.
Il travaille aussi le dessin qui lui apparaît comme plus libérateur, sans l’obstacle des mots chargés de tout un contenu qui fausse la signification qu’ils devraient avoir. Mais pour parvenir à l’exploration intégrale de ses « propriétés » (les espaces du dedans) et tenter de se débarrasser, le plus possible, des contraintes du dehors, il utilise des drogues. Il s’aperçoit que ce procédé n’est qu’un misérable miracle et abandonne ses tentatives. Jusqu’au bout, Michaux poursuivra inlassablement la recherche d’un équilibre qui ne s’établisse pas au prix de la négation de soi.
L’une de ses citations les plus connues est : « Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers ».
LE GRAND COMBAT, Henri Michaux
Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et on vous regarde
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.
YVES LE PESTIPON est né en 1957. Il est poète, performer et théoricien de la littérature, ancien élève de l’ENS (Saint-Cloud), agrégé des lettres, est actuellement professeur de Première Supérieure (Khâgne) à Toulouse. Il est notamment l’auteur d’une thèse sur les relations de pouvoir dans l’œuvre de La Fontaine et d’articles consacrés aux Fables, dont il a aussi établi une. Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles. Tenant de la poésie orale, il participe à de nombreux événements littéraires à Toulouse et dans sa région. En 2014, il publie Oublier la littérature ?, un essai tente d’explorer le paysage contemporain de la littérature, en revisitant d’abord l’histoire de cette notion. Par ailleurs, il a collaboré à plusieurs films documentaires, ainsi : une série Le Bestiaire des Pyrénées (France 3), Grothendieck, sur les routes d’un génie (K productions, 2013).
« Je travaille depuis longtemps à peu écrire et, surtout, à peu publier. Je veille à créer des objets durs, qui ne me plaisent pas forcément, et qui résistent aux lecteurs. Le courage consiste pour moi en matière de poésie non dans l’expression, mais dans la compression. C’est certainement une vertu inutile, mais il me plait parfois, inversement, de jouer aux dés des dieux au risque de l’odieux, donc de me contredire. Je mettrai de mes dits en bouche. On verra bien. » (Yves Le Pestipon).
Bibliographie sélective :
– Des lettres anonymes, Éd. Clapotements, 2011.
– Je plie mais ne romps pas, Essai de lecture ininterrompue du livre I des Fables de La Fontaine, Presse Universitaires de Rouen 2011.
– Fables de La Fontaine, édition critique par Yves Le Pestipon, (GF Flammarion, 2016 et 2017)
– Oublier la littérature ? (Éd. Rue des gestes, 2013).