La Demeure
Poème de Suzanne Aurbach, écrit à l’occasion du séminaire de philosophie de Gilles Hanus, au château de Gaujac, les 19-21 mai 2018
Elle était là
comme une idée platonicienne
au milieu de la zone
et belle et bonne et juste.
Et la zone était ce qu’il y avait de plus abrupt
griffant tout partout
de son béton de son goudron de son métal
de ses plastiques ses entrepôts ses emballages
de ses emballements de pêle-mêle à consommer
à grands estocs d’encombrements et de décombres.
Au milieu de cela
réservée préservée
se tenait la demeure.
Elle était là posée
telle qu’en elle-même
surprenante
un instant de grâce
anachronique exquise
et pourtant bien présente
en son enceinte et ses fondements
avec ses pierres douces et ses ancêtres.
Comme c’est bon d’avoir des ancêtres en armure
et de grandes cuisines avec des casseroles en cuivre
de grands salon des vestibules
des sofas des cosys des poufs
des guéridons un grand piano des rhapsodies
des enfilades des couloirs
des chambres de maître et de soubrettes
des garde robes des miroirs
des cabinets de bains de toilette d’aisance
de loisirs et de curiosités
des murs tapissés de motifs
d’estampes et de chinoiseries
tout un enveloppement de papier
tendresse en dedans.
Et dehors
des pergolas des charmilles
des glycines et autres grimpeuses
des clématites serpentées
toute une chorégraphie d’ombre au seuil des lumières du parc,
ses esplanades et ses grandes allées cérémonielles
puis ses passages dérobés sous les taillis vers la découverte au détour
de cèdres contournés de ponts et de canaux
dédale
toute une conspiration de ramures
comme un secret de belle au bois dormant.
Nous étions là
surpris comme des philosophes
dans la belle demeure.
Nous étions venus jusqu’à ce retrait
ingénus à nous bercer d’idées
enrobés dérobés
par la candeur de nos belles âmes
inventer l’avenir
dans un monde factice
zappé de peur et d’écrans morts.
Belle audace.
Était-ce bien bon juste?
C’était insensé
mais c’était.
Ces instants étaient
dans une lisière de regards et de mots
dans une préciosité d’échanges et de ferveur
tant et tant que cela portait le monde.
C’était le plus réel
essentiel.
Moi qui sais le prix de la mort
et de la vie
les instants les instants il n’y a que cela de vrai
si terribles à traverser
ou alors d’incroyables rencontres
des miracles comme on n’oserait imaginer.
Nos instants ici
traversent les effrois et les barbelures.
On résiste obstinément
résiste.
On croit qu’on peut penser avec Rousseau
tendre les mains préserver la loi
rester civils civilisés.
On regarde l’herbe exquise et les lucioles.
On se dit qu’on est là si bien.
Ouf c’est si puissant
si réel.
Pourtant
Les grands abrasements sont en route.
La parole est nivelée
les mémoires remisées
la pensée formatée.
Tout a froid tout effroi.
Mais ici
les nuits sont affairées
dans leurs bruits et leurs rêves.
S’y affairent
les chiens les ânes les crapauds les rossignols
les linéaments de la lune au faîte des ramures
toute une effervescence.
Même les éoliennes derrière la colline
stridulent leur clignotement
Les étoiles veillent sur le chambardement des lieux
le dérèglement des langues.
Cela déjoue la médisance.
Ici l’on résiste
avec une puissance de brindille et de graine
de rosée suave sur les pétales
dans la belle demeure.
En cela
quelque part
hors de logiques de l’espace et du temps
mais d’une trouée d’instant
jusqu’au grand souffle inéluctable
se joue notre ferveur.
L’instant sauverait le monde
comme une invention messianique.
21 Mai 2018 au Château de Gaujac
Suzanne Aurbach